TROISIEME PARTIE
La COMPOSITION de l'indo-européen, essai de comparaison
avec les équivalents
de l'Euskara
(pour l'indo-européen reconstruit, cf. J. HAUDRY,
l'Indo-européen, PUF, 1979)
Elle concerne la formation d'une unité sémantique à
partir d'éléments lexicaux pouvant ou ayant pu avoir
une autonomie lexicale par eux-mêmes. Elle s'oppose, en principe,
à la dérivation qui constitue des unités lexicales
nouvelles à partir d'un radical ou d'une base en lui
adjoignant des éléments puisés dans un matériel
morphologique, et qui ne seraient pas ou plus susceptibles d'emploi
indépendant.
A
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PROCEDES DE
LA RECONSTRUCTION DE LA COMPOSITION
- par superposition des modèles attestés,
- ils sont en général binaires, sauf en sanskrit, ce
qui évite de s'égarer dans les interprétations.
Les composés peuvent être longs, mais l'analyse
dégage toujours la structure binaire (même si l'un
des éléments ou les deux sont déjà des
composés, immotivés, réinterprétés).
- la difficulté principale est de déchiffrer ce qui
y est conservé de formes syntaxiques anciennes, et ce qui résulte
de réductions, élision d'une marque syntaxique,
par exemple. |
B
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ORIGINE DE LA COMPOSITION
La composition nominale est de nature
syntaxique : le composé comporte une syntaxe implicite
du groupe nominal, de la phrase simple (fr. le
cherche-midi = “hémiptère
des bois”) et de certaines phrases complexes.
La tendance universelle va vers la perte des attaches syntaxiques,
ce qui amène le composé dans le lexique : il finit
par n'avoir qu'un seul accent et une seule désinence en i.-e.
L'analogie opère dans la création de composés,
les modèles étant toujours des syntagmes dont les
constituants s'agglutinent plus ou moins complètement. La
montagne ERROTZATE (Estérençuby) signifie “porte
des ravins”, mais ERROITZ “ravin” n'a pas
de désinence
de génitif ; c'est donc d'une agglutination complète
qu'il s'agit. Par contre, le rocher (Estérençuby)
MUUNDAITZ
[/MUNO/BUNU/ (village de BUNUZE/BUNUS) “éminence,
colline”, cf. gr. βουνός
“montagne, colline”, lat. mons,
-tis “mont, montagne”]
+ [/AITZ/ “roche, pierre”] ne nous livre pas
la signification du /D/ entre les deux éléments,
pas plus que MUNUZHARRI, autre montagne (Estérençuby)
abrupte et rocailleuse ne dénonce le contenu du /Z/
interne (ni BUNUS, canton d'Iholdy, le sens de la sifflante
finale, sauf à interpréter le mot comme un emprunt
mixé de grec et de latin à la fois !). MUUNDAITZ
(Estérençuby), (Avenida de MUNDAIZ à Saint-Sébastien),
a un doublet “ZORROTZHARRI” signifiant “fusil”
ou “pierre à aiguiser la faux”, cf. gr. ξυρόν
(xuron) “rasoir” (voir lexique BIZAR),
ce qui décrit parfaitement le profil du rocher et nous précise
le sens de MUUN/MUN, MONA “éruption
granuleuse de la peau”, MUÑO “monticule,
chignon”, MOÑOÑO “sexe féminin”,
MUN “baiser”, MUNHARRI “borne”,
MUÑATZ “sommet”.
La composition peut donc refléter une syntaxe antérieure,
mais les réinterprétations et les réfections
que subissent les composés rendent difficile d'y voir la
simple conservation du syntagme. ESTERENZUBI ï
ESTEBEREN ZUBI “pont d'Étienne”, historiquement
attesté (du nom du meunier qui y construisit un pont), a
été réinterprété comme un /*EZTER/
“ravin” ? + /EN/ (génitif) + /ZUBI/
“pont”, soit “pont du ravin”. De même
la Nive d'Estérençuby prend sa source dans un lieu-dit
BEHEROBI, dont le rebord du ravin qui le surplombe conserve
les traces d'une chaussée empierrée KARRIKA-ZAHAR
“vieille chaussée”, qui a pu servir aux animaux
de trait pour traîner le bois précieux que représente
le buis de ces lieux. Donc BEHOR-HIBI “passage pour
jument” expliquerait la forme actuelle BEHEROBI/BEHOBI.
Une réinterprétation arbitraire, tirée de l'observation
de la carte où l'on voit la confluence en “Y”
de deux cours d'eau au “Pont d'Estebe”, a produit le
nom chimérique d'ERROBI (La Nive), soit “deux
racines” !
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C
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LES PRINCIPAUX
TYPES DE COMPOSES NOMINAUX, CLASSABLES SELON LE RAPPORT SYNTAXIQUE
QUI LES SOUS-TENDENT
1
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COMPOSES
EQUIVALANT À UN SYNTAGME NOMINAL
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- COMPOSES COPULATIFS
Couple de mots formant syntagme coordonné (bsq. ARNO-TA-SALDA
“chabro” ou “soupe au vin”) ou juxtaposé
(bsq. DAILU-MARTELIAK “nécessaire pour battre
la faux”, litt. “marteaux-faux”). L'i.-e.
en offre des liaisons stables : *wī̌ro-peku-,
avest. pasu-vīra, ombr.
ueiro-pequo, lat. pecudĕsque
vīrosque “hommes et bêtes”
;
véd. virapsá
“abondance” (initialement : en hommes et bêtes)
ï *wiro-pkw-o.
Ceux dont le premier terme est un adjectif épithète
ou un substantif apposé reflètent l'ancienne répartition
des désinences dans le syntagme nominal : v. ind. candrá-mas
“(brillante) lune” ne prend la suffixation féminine
qu'au premier terme, comme dans návyo
vácas-ā (supra). C'est toujours la règle
dans la flexion du basque. De même lat. ho-diē
et gr. σήμερον
(*ky-āmero-), une désinence seulement pour deux
composants, à la différence de got. himma
daga “aujourd'hui”, les deux éléments
y sont désinencés. Bsq. EGUN “aujourd'hui”
/*EG-/ “jour” + /HAU/ ð
/*U/ “ce” + /N/ “en”,
ines-loe = “en ce
jour”, semble rapporter une ancienne syntaxe plus contractée
que l'actuelle (EGUN HUNTAN) qui est calquée sur
le système de la flexion nominale des langues i.-e.,
avec les deux termes désinencés. Bsq. AURTEN
= lat. hōc annō
lat. anc. hornus
/*hŏ-yōr-(i)-nos/
“de cette année”, est ainsi bâti :
/HAU/ “cette” + /URTE/ “année”
+ /(E)N/ “en” = “en cette année”,
et le syntagme n'a pas la syntaxe actuelle qui postpose le démonstratif,
qui est antéposé dans la forme ancienne.
Les composés dont le premier terme est un substantif
dont la relation au second terme n'est pas celle de l'apposition,
mais celle de l'appartenance, de la possession, de la
destination, etc., ne peuvent s'expliquer directement
; il faut supposer l'analogie des formes casuelles à
désinence zéro, comme véd. áhar-jāta
“né de jour”. Bsq. AITA-SEMEAK
“père et fils”, la marque de pluriel au deuxième
terme comme dans AMALABAK “mère
et fille(s)”, AMUME “mère
et nourrisson” dit du bétail, ovin spécialement
; BEHI-ORGAK litt. “boeufs-charette(s)”,
“attelage et charette à bœufs”. |
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1.b |
COMPOSES DETERMINATIFS
Les composés déterminatifs (épithètes
et couples) constituent des groupes nominaux à désinence
unique, anciennement en i.-e., actuellement dans l'euskera.
Il s'agit de :
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syntagmes nominaux avec un déterminant
au génitif, skr. tat-purusa-
“son serviteur” = tasya
purusa- ; |
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participe passif déterminé par un complément
d'agent, véd. agní-dàgdha-
“brûlé par le feu” = agnínā
daghá-; bsq. SUHARTU-A
“enflammé” = SUAK HARTUA,
SUAK à l'ergatif
; |
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syntagme épithétique, gr. ἀκρό-πολις
(akro-polis) “citadelle”, bsq. HEGIEDER
(nom de montagne) “belle crête”, MENDIZAHAR
“vieille montagne”, IHARAMENDI
“mont au moulin (à vent)” ; |
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syntagme appositif, véd purusa-vyāghrá
“tigre-homme”, bsq. GIZOTSO
“loup-garou” = germ. gir-wolf
= “loup (qui est) homme”. |
Le déterminant précède le déterminé
et c'est l'ordre des termes du syntagme : ETXAMENDI signifie
“montagne (exploitée) depuis la maison” par
opposition à SARO (BN) et BORTU (S) “hautes
terres où la maison a une dépendance” ETXOLA,
OLHA). Bsq. HARITZ “chêne”, composé
de /HAR/(H)AL-/ “aliment”
[URGI (XIIème S.) “pain”, ARTO
“pain” et lat. uorāre]
+ [/ATZ/-ITZ/ “pied d'arbre, arbre”]
= “arbre à pain”. HURRITZ “noisetier”
avec un autre vocalisme “idem” ; HURRIL “octobre”
= “lune des noisettes” ou “des cueillettes”. |
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2
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COMPOSES
RECOUVRANT UN SYNTAGME PREDICATIF |
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- DETERMINANT ANTEPOSE
Le déterminé est un nom racine, /*medhw-éd-/
“mangeur de miel” ; véd. madhw-ád-
; v. isl. madv-ĕdŭ
“ours”. Le terme désignant “l'agent”
/*dH3-ter/ (E. BENVÉNISTE,
Noms d'agent et noms d'action en i.-e.) répond
à ce type de syntagme. Bsq. KAKABARRO/KAKAMARRO
“bousier”, pour le deuxième terme, cf. BARUR
“à jeun, affamé”, litt. “prêt
à avaler, à dévorer”. ETXEJALE
“prodigue”, litt. “mangeur de maison”.
Bsq. ZUTOIN “colonne, étai, poteau”
[/ZUT/ “dressé, debout”] + [/OIN/
“pied, jambe”] ; cf. avest. stū̆na/stunā,
féminin, “colonne”, skr. sthā́nā,
racine dans le verbe στύω
(stuō) et στύομαι
(stuomai) “être en érection” = bsq.
ZUT-ZUTA “id.” ; στοά
(stoá) “rangée de colonnes”. |
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- DETERMINANT POSTPOSE
Type qui correspond au suffixe de /*déH3-tor/
l'“auteur d'un acte” : gr. φερέ-οικος
(pheré-oikos) “qui transporte sa maison”,
bsq. URKABILUR “corde à pendre”
de /URKA/ “pendre”, JAR-ALKI
“siège” de /JAR/XER/EXER/
“(s)'asseoir”.
Ce type de composé semble issu non plus de syntagme,
mais de phrases. Cf. fr. “baise-main” = “qui
baise la main”, “tournedos”, “pince-nez”,
“cache-sexe”, etc. |
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3
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COMPOSES POSSESSIFS
Latin vir animōsus/vir magnō
animō/ vir magnanimus. Ce type de composé
rend un syntagme prédicatif avec génitif d'appartenance,
magnus est animus ejus.
Ce sont des phrases nominales apposées ou sans relatif,
“à relatif zéro”. Bsq. GIZON
SUTSUA “homme enflammé” = “homme
de feu”, mais le génitif peut être marqué,
GOGO HANDIKO GIZONA “homme de grande
volonté, courageux”, et élidé GIZON
GOGOTSUA. Ce statut prédicatif explique l'absence
d'accord de genre en i.-e. : grec homérique ἠὼς
ῥοδοδακτυλος
(ēōs ϝrododaktulos) “l'aurore aux
doigts de rose”. Cette formation est courante en basque
avec élision des désinences, BELDURGABE
pour BELDURRIK GABEKO
“sans peur”, “qui ne craint rien”, LOTSAGABE
pour LOTSARIK GABEKO
“sans vergogne”, etc. |
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4 - |
INTERMEDIAIRES ENTRE LA COMPOSITION
ET LE SYNTAGME
On trouve des composés à un accent mais ayant
deux désinences en i.-e., véd. girā-vŕ̥dh
“accru par la louange”. Cf. G. ARESTI
:
OLERKARIA NOIZBAIT IRRI-GORAZARRE
“le poète, enfin, (est) élogieux du rire”
= (il est celui) qui élève, promeut le rire.
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5 - |
USAGE DE LA COMPOSITION NOMINALE
Comme on vient de le voir dans l'exemple précédent
(G. Aresti), la poésie formulaire, forme implicite de
la syntaxe, s'adressant à un public averti, n'a
pas de problème de compréhension ; exemple, en
français “tel père, tel fils”, ou
en basque NOLA BIZI HALA HIL “comme vécu, ainsi
trépassé”.
Les formules héritées ont souvent un composé.
Les noms de personne sont souvent fondés sur la composition
: CHRYSOSTOME
= “à la bouche d'or”,
JOFFRE ← wisigot. GOT
FRINT “ami de Dieu”, variante
: GOUFRAN,
sans parler des pseudonymes... |
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6 - |
LA COMPOSITION VERBALE
(cf. J. HAUDRY pour l'indo-européen reconstruit)
Moins développée en i.-e. que la composition
nominale, quelques exemples en prouvent cependant l'existence:
/*kred-dheH1-/
“croire” et “confier”, qu'on peut
traduire en bsq. KARIA EMAN “accorder justification”
; i.-e. /mn̥s-dheH1
/ “penser”. Il s'agit au départ de
syntagmes composés du verbe et de son proche complément,
qui ont formé une unité lorsque s'est développé
un accusatif d'objet. Bsq HERRIMIN “nostalgie”
/MIN/ “souffrir, douleur” et /HERRI/
“pays” = HERRIAK MIN DAGIT “le pays
me fait mal”. /MIN/ est à la base de toute
la famille de lat. monēō,
memor, angl. remember,
gr. μάθειν
(mathein), μανθάνω
(manthánō) “apprendre, comprendre”,
lat. memini “se
souvenir”, mens
“activité de la pensée”, etc. Cf.
bsq. MINBERA “douloureux” ; les notions
de douleur et de souvenir, pensée, sont liées
dans la langue.
Le redoublement intensif (véd. bhari-bhr-,
j̊ar̥-bhr̥-,
de bh̥r “porter”
est le vestige de syntagmes verbaux i.-e. où la désinence
personnelle ne figurait qu'une fois, comme la désinence
casuelle anciennement, et en basque actuellement. Bsq. DARDARIKA-TU
“trembler”, “claquer des dents”, KUNKURTU
“(se) courber”, ZINTZILDU “suspendre”,
KIKILDU “(s)'abaisser”,
DIRDIRATU, DIZTIRATU “briller”,
“scintiller”, DURDURIKATU “(s)'émouvoir”,
DURDUZATU “(s)'émouvoir
violemment”, etc., et des tournures syntaxiques où
l'élément redoublé prend la flexion
et la désinence personnelles sur le deuxième
terme uniquement : NAHIZ (“bien que”)
EDUKI (“avoir”) DAUKAZUN
(“tu en as”) EDERTASUNA (“la
beauté”) “bien que la beauté, avoir,
tu en as” = “bien que tu sois belle”, “toute
belle que tu sois”.
En i.-e. la préverbation est une sorte de composition
verbale où le verbe est déterminé et
le préverbe déterminant. Il s'est développé
particulièrement dans le groupe latin, en germanique,
etc. L'euskera n'en a que des traces ; la préfixation
y est peu développée et la préverbation
encore moins. La langue moderne s'y applique en calquant
sur les constructions des langues environnantes comme le fit
le latin du Latium sur le grec.
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7
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CONCLUSION DE LA COMPOSITION
Le même principe universel de l'évolution des langues
est vérifié par l'histoire de la composition :
la réduction des unités, du complexe au simple
; phrases, syntagmes prédicatifs, syntagmes nominaux
deviennent des lexèmes, d'abord motivés, puis
progressivement immotivés. Tant et si bien que nombre
de termes sont parvenus à échapper à l'analyse
des étymologistes ou ont donné lieu à des
interprétations dites “populaires”, sans
aucun rapport avec la vraie nature des termes : ἄρτος
(artos) “pain de blé”
mycén. atopoqo =
ἀρτοποκwος
(artopokos) “boulanger”, que HUBSCHMID, Sardische
studien, 104, rapproche de basque ARTO “pain
de maïs”, voire castillan (une fois n'est pas coutume)
artal. Or bsq. ARTO
était déjà le nom du pain de millet avant
l'introduction du maïs à Uztaritz (cf. l'agronome
P. GACHITEGUY, o.s.b.). La racine /AR/OR/
se retrouve dans d'autres noms d'aliments : urgi (XIIème
S.) ð moderne OGI ; /HAR-/
de HARITZ “chêne” ; /HUR-/ de
HURRITZ “noisetier” ; /UR-/ de GILTZAUR
“noix” ; dans le verbe /ALA-/ “pâturer”
; le substantif ELIKAGAI “aliment” et le
verbe ELIKA- ; dans l'adjectif verbal BARUR/DADUR
“à jeun, affamé” ï
lat. i-eu-nus “affamé”,
/i/ privatif + /ed-/
(edere “manger”),
etc. ; enfin, lat. uorō
“avaler, engloutir”, lit. geriù
“j'avale”, arm. aoriste keray
“j'ai mangé” et bsq. BARRU “intérieur,
ventre”, GERRI “ventre”, KAKABARRU
“bousier”, etc.
Le décompte et l'analyse de telles situations
pourraient constituer le sujet d'une autre thèse.
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